Dans les derniers jours de l’été 1959, peu de temps après avoir lancé Les cavaliers et d’avoir terminé le tournage du Sergent noir, le réalisateur Sean Aloysius O’Fearna, mieux connu comme John Ford, fit un voyage en Espagne invité par le producteur de cinéma Shmuel Bronstein, mieux connu comme Samuel Bronston. Celui-ci, après la première de son film John Paul Jones, maître des mers et tandis qu’il mettait en place les échafaudages qui soutiendraient Le roi des rois, continuait de chercher à Hollywood l’aide et l’appui de personnalités qui auraient un certain degré d’indépendance vis-à-vis des grands studios. Ford avait déjà refusé la possibilité de diriger le grand spectacle biblique, mais était cependant intéressé par l’une des maintes idées qui bouillonnaient dans l’imagination du producteur russo-américain. Il s’agissait concrètement de l’adaptation d’un roman historique de Sir Arthur Conan Doyle intitulé The white company, un récit encadré dans le XIVe siècle cistercien, à mi-chemin entre Walter Scott et Stevenson.
Ni les biographes de Ford, ni ceux de Bronston font allusion à ce voyage et cela pour deux raisons: l’une, la condition de secret qu’avait exigé le faiseur de westerns aquilin afin d’éviter toute rencontre avec des journalistes, collègues et autres parasites, et l’autre étant que le projet n’avança jamais au delà des bonnes intentions, en partie à cause de l’avarice des héritiers du créateur de Sherlock Holmes. Mais il est clair que l’individu un peu flandrin, aux lunettes tintées et couvert d’une casquette américaine, descendu du quadrimoteur provenant de Londres un matin de septembre de 1959, et qui après saluer succinctement Bronson et compagnie se dirigea droit vers le tabac de l’aéroport de Barajas pour se faire avec une boîte de cigares Farias, était John Ford, le réalisateur de films, celui de La diligeance, le génie borgne qui renvoyait les producteurs des plateaux de tournage, le type avec six statuettes de monsieur Oscar décorant le salon de sa maison de Bel Air.
Il parait que Ford ne séjourna à Madrid qu’un ou deux jours, mais à vrai dire je n’ai aucune certitude à ce sujet. Nous pouvons supposer qu’il parla du projet avec Bronston, nous pouvons imaginer que suite aux conversations ou plutôt, peut-être, aux soliloques du producteur chevronné et bavard, il conclut que le film ne se ferait pas, du moins dans l’immédiat, mais nous savons, par témoignage du propre John Ford, que le roman lui paraissait néanmoins idéal pour en tirer un bon film. Quoi qu’il en fut, au troisième jour, probablement blasé par la mégalomanie de Bronston, ou bien par la grisaille d’une ville de Madrid saturée de permanentes et de cireurs de chaussures, il réussit à se faire procurer une voiture (évidemment une Pegaso), se coiffa de sa casquette, prit la de boîte de cigares à moitié vide qu’il lui restait et une flasque avec du whisky (irlandais bien sûr), puis s’enfuit "à la recherche d’extérieurs pour le film", laissant Bronston en plan.
Cherchait-il un paysage désertique semblable à Monument Valley? Cherchait-il une abbaye cistercienne? Voulait-il simplement être seul? Qui sait... En tout cas il sortit de Madrid par la Nationale II, direction Sarragosse, un matin de la mi-septembre 1959, et dans l’après-midi il se retrouva dans les Monegros. S’était-il fait mal comprendre en demandant l’adresse du monastère cistercien de Rueda pour aboutir finalement à Villanueva de Sigena, monastère habité par des religieuses de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem? Avait-il, en conduisant sans une destination fixe, vu un paysage attrayant et même adéquat, décidant ainsi de s’en rapprocher? Il est une fois de plus impossible de savoir exactement comment cela s’est passé, mais il est certain qu’au moment où un soleil rouge paraissant se fondre avec l’horizon dominait la partie occidentale du ciel, John Ford était assit sur un rocher, au milieu d’une montagne, près d’un village de la province de Huesca nommé Sena, fumant, buvant et causant avec un berger de chèvres.
La version de cette conversation au crépuscule que je vais transposer ici est celle que le singulier berger a confié à un ami qui quelques années plus tard commencerait son travail professionnel comme professeur d’école à Sena même. Mon ami préfère garder l’anonymat mais je vous garantis que l’ont peut faire confiance à ses parole. Le berger n’était évidemment pas de ceux qui tiennent des propos fantaisistes, et n’avait aucune raison de mentir, nous pouvons donc être raisonnablement sûrs des faits et de ce qu’ils se sont raconté (plutôt de sa traduction puisque le dialogue a eu lieu en anglais). La scène s’est déroulée plus ou moins comme il suit.
Le chevrier parcourait sa route comme d’habitude, plutôt conduit par ses bêtes que les conduisant, quand surpris et intrigué par la silhouette d’un homme assis, fumant face à l’horizon, il s’en approcha puis s’assit à côté de lui. Il dit en espagnol:
- Bonsoir. Si vous êtes perdu je peux vous orienter.
A ceci Ford répondit:
- I’m sorry. I can’t understand.
Le reste de la scène se déroula en anglais comme je l’ai déjà suggéré, mais comme je ne dispose que de la traduction que le chevrier a faite à mon ami, il serait assez absurde et même pédant d’essayer de récupérer la “version originale”. Je laisse ici donc un doublage qui me parait digne:
- Ne vous inquiétez pas, je vous comprends parfaitement. D’ailleurs je suis né à Milwakee il y a près de cinquante ans.
- Voilà qui est surprenant! Buvez un coup cher compatriote! Je m’appèle John Ford.
- Enchanté. Je m’appèle James Falk.
Il se serrèrent la main. Falk accepta le whisky et la tabac de Ford.
- Votre nom me dit quelque chose. Ne serez-vous pas acteur de cinéma?
- Bien pire. Je suis directeur de cinéma.
- Hollywood me semble assez loin.
- J’ai été invité par un type pour parler d’affaires mais je n’ai pas confiance en lui. Ce coucher de soleil est parfait.
- Tout à fait d’accord. Je devrais y être habitué mais je le regarde et je suis comme hypnotisé. C’est comme du feu.
- C’est du feu.
- Oui, ça l’est.
Ils turent pour contempler. Ils devaient se sentir à l’aise: c’était le bon moment au bon endroit. Les battements du soleil, le bêlement du troupeau et l’odeur du thym confluaient vers leur bonheur.
- je ne voudrais pas que vous vous sentiez obligé de répondre, mais si je peux me permettre, je suis curieux de savoir ce que fait un type de Milwaukee dans un endroit comme celui-ci.
- Je vais vous répondre, et avec grand plaisir mon ami. Je suis arrivé dans ce pays il y a vingt-deux ans comme Brigadiste International, lors de la Guerre Civile, prêt à tuer tout seul une bonne moitié des fascistes d’Europe. En fait, et j’espère ne pas vous scandaliser de trop, j’étais alors communiste. Ces choses là arrivent lorsque l’on est jeune.
- Je ne suis point scandalisé. A Hollywood il y en avait plusieurs à l’époque. D’ailleurs il y a quelque temps un type appelé McCarthy, un salaud de politicien s’est entêté à ce que nous les dénoncions.
- L’avez-vous fait?
- Evidemment non! Pour qui me prenez-vous? Les politiciens sont comme les producteurs, ce sont de fichus de bureaucrates. Si tu t’en approches de trop tu es perdu, ils t’empoisonnent.
- Oui, je crois que vous avez raison. J’en ai été moi même déçu assez rapidement. Au lieu de faire un front commun face à Franco ils se mettaient les uns aux autres des bâtons dans les roues. Et mes camarades communistes, surtout les chefs, étaient les pires, des hypocrites et des tordus.
- Et qu’avais-vous donc fait? Changer de camps?
- Evidemment non! Pour qui me prenez-vous? J’ai eu des nouvelles d’Amérique, mes parents étaient morts dans un accident de voiture. J’ai reçu la permission pour revenir mais je n’ai pas été capable de le faire. J’avais peur.
- Le passé peut être plus dangereux que les balles.
- Ensuite j’ai été en Angleterre et je suis retourné combattre en France, mais je n’ai pas réussi à me faire oublier une certaine fille que j’avais connu ici en Espagne, je suis donc revenu en 45 pour la chercher. Et je l’ai trouvée.
- Une belle histoire que vous avez là.
- Oui, certainement.
- On pourrait en faire un bon film. Et depuis quand vous occupez-vous des chèvres?
- Je fais beaucoup de choses différentes. J’aide à retaper les maisons, à faire la moisson du blé et de l’orge, à cueillir les cerises et les pêches... Je suis un gars à tout faire.
A ce moment James Falk rit, peut-être à cause de ce qu’il venait de dire, ou d’un souvenir qui lui été revenu à l’esprit. Une peau tannée et rugueuse encadrait ses traits sobres et ses yeux bleus. Des mèches de cheveux entre blonds et gris sortaient par dessous son béret.
- N’avez-vous jamais été recherché par la police?
- Ici je ne suis pas James Falk mais plutôt Juan Fajardo. Les faux papiers terminent toujours par devenir vrais, il est seulement question de temps. En plus ma femme est très respectée dans le village, et même crainte. Lorsqu’elle s’entête sur quelque chose elle est terrible...
Cette fois tout les deux se mirent à rire. Le soleil commençait à fondre dans l’horizon, faisant trembler le ciel et la terre. En quelques secondes il disparut laissant derrière lui une trace de pourpre frémissant.
- Buvez un coup mon ami. Au d’un cowboy vous êtes un goatboy! Comment s’appelle le chien?
- c’est une chienne. Elle s’appelle Clémentine.
- My darling Clementine... Excusez-moi, avec ces lunettes je vois mal, je vais chercher les autres dans la voiture. J’en profite pour rapporter du whisky.
John Ford se leva, se désengourdit les jambes et marcha vers la Pegaso. Il revint avec des lunettes transparentes, un bandeau noir sur son mauvais œuil et un peu d’eau de vie d’orge irlandaise.
- Maintenant que j’y songe, je crois que j’ai vu l’un de vos films. C’était l’année dernière lorsque le cinéma ambulant est venu au village et ils ont donné un western. John Wayne et un jeune garçon cherchaient une fille, la nièce de John Wayne, qui avait été enlevée par des comanches. Oui, le film m’a plut. La fin était émouvante.
- Merci. Je l’aime bien aussi.
- Je ne me souviens pas d’en avoir vu aucun autre. A vrai dire je vais très peu au cinéma, je ne sort presque jamais du village. Mais j’aimerai que vous m’en suggériez, qui sait...
- Moi j’aime beaucoup L’homme tranquille. C’est l’histoire d’un boxeur américain qui revient en Irlande où il est né et qui finit par trouver sa place au monde. C’est à dire une femme. Vous rendez-vous compte? C’est juste le contraire de ce qui vous est arrivé, il a dû partir vers un autre continent pour la trouver.
- Oui en effet, bien que vu de près ça pourrait aussi être la même chose. Je veux dire que revenir n’est qu’une autre façon de partir. Le passé est dangereux, vous l’avez dit vous même, mais il ne se trouve jamais devant, il est toujours derrière.
- Je sais de quoi vous parlez. Dans le film l’Irlande qu’il retrouve est la même qu’il a quitté, c’est lui qui a beaucoup changé.
L’écran de la nuit claire leur offrait un spectacle d’étoiles qu’ils pouvaient contempler du premier rang sans payer d’entrée. Au sud-ouest une lueur laiteuse précéda une ligne blanche sur l’horizon. La lune était sur le point de naître.
- Je ne sais pas si c’est le whisky, la nuit ou le fait de sentir dernièrement que je vieillis à toute vitesse, mais comme vous paraissez posséder la vertu si peu courante de savoir écouter, à moins que vous vous leviez et vous enfuyiez maintenant, je vais vous confier quelque chose que je n’ai jamais dite à personne.
- Je vous en prie mon ami. Je saurai garder le secret.
- Je dois mon entrée dans le monde du cinéma à mon frère aîné Francis. Ce fut lui qui partit vers la Californie à la recherche d’un moyen de vie, et qui peu de temps après écrivait et dirigeait des films de Hollywood, puis jouait dans ceux-ci. Je parle bien entendu de films muets, à l’époque de la Grande Guerre et de la Ford T. S’il ne m’avait pas encouragé à quitter le Maine et le rejoindre je serai à l’heure actuelle un marin, un bon marin, ceci dit en toute modestie. Mais je l’ai écouté, et me voici.
Francis était un type formidable: jovial, inventif, intuitif, il mettait son âme entière dans toutes ses démarches. Il quitta la maison lorsqu’il était encore adolescent et parcouru le pays avec une compagnie ambulante de théâtre. Il s’introduisit dans le cinéma grâce à Thomas Edison, ni plus ni moins. Il se maria très jeune, eut deux enfants, mais son mariage ne pouvait pas durer et effectivement dura peu.
A l’époque de laquelle je parle il était une véritable star, il était célèbre et gagnait beaucoup d’argent. Les producteurs faisaient croire à tout le monde à travers les magazines de potins qu’il avait une affaire avec Grace Cunard, actrice principale des feuilletons dans lesquels il jouait aussi, mais cela était faux. Il avait beaucoup de succès avec les filles, il changeait même d’amoureuse tous les deux ou trois mois. Un samedi à l’aube nous rentrions à la maison après avoir bu toute la nuit. Un type nous aborda et dit à Francis qu’il allait payer cher lui avoir volé sa fiancée. Mon frère essaya de raisonner avec lui mais l’autre, furieux et irrationnel, le menaça avec un couteau. Moi, instinctivement, je lui lançai un coup de poing. L’individu tomba en arrière et se fracassa le cou contre la bordure du trottoir. Je le tuai. Comme ça, tout simplement.
La rue était déserte. Nous nous enfuîmes à toute vitesse et nous n’en reparlâmes plus. Ni lui ni moi ne pouvions en faire mention. Jamais. Jusqu’aujourd’hui.
Depuis, la carrière de Francis commença à décliner, petit à petit. Il dirigeait de moins en moins et mal. Finalement il ne fit autre chose que jouer, et jamais dans des premiers rôles. Notre relation dans le cinéma sonore s’était inversée: il dépendait désormais de moi pour lui trouver des rôles secondaires dans des films. Il est mort il y à six ans...
Bref, c’est la vie. Nous passons toute notre existence à parler la plupart du temps de bêtises, et nous gardons pour nous l’essentiel.
- parfois l’essentiel ne peut-être dit.
- C’est bien possible, je ne sais pas. Vous avez sûrement raison, comme lorsque vous avez dit que le passé n’est jamais devant nous. Je vous prie de m’excuser, il est clair que je deviens vieux.
Le disque pâle de la lune baignait la scène d’une pénombre bleue. Un grillon venait de se lancer dans une sérénade monotone. Le berger se leva, appela sa chienne et dît:
- Il se fait tard. Merci pour tout mon ami. Si vous revenez par ici sachez que vous serez bien reçu. Et laissez passer le temps, c’est la seule chose que vous savez faire.
Ils se donnèrent la main et John Ford vit comment James Falk, sa chienne Clémentine et les chèvres s’éloignaient vers le village, couverts par la soie bleue de la lune et par la tiédeur impalpable du thym. Il ferma un instant les yeux et vit clairement le visage de son frère aîné. Comme d’habitude, grâce au whisky il avait la tête bien chaude et les pieds froids.
Il fut plus ou moins capable de conduire jusqu’à Saragosse. Il dormit dans le Grand Hôtel et le lendemain il revint à Madrid pour dire a Bronston de ne pas compter sur lui, puis s’envola vers l’Amérique.
Trois ans plus tard, en 1962, Sean Aloysius O’Fearna, mieux connu comme John Ford, fit une nouvelle visite à l’Espagne, comme tant d’autres personnalités du monde du cinéma firent durant ces années, mais il ne retourna pas aux Monegros, ni se rapprocha de Sena. Il fut cette fois entouré de collègues, journalistes, photographes et autres parasites, inclus un ou deux politiques.
James Falk, mieux connu comme Juan Fajardo, avait gardé son secret. Lorsqu’il raconta tout à mon ami, le grand réalisateur était mort et enterré depuis de longues années, et il commençait lui même à souffrir des effets d’un glaucome qui l’ensevelirait dans un monde d’ombre durant les dernières années de sa vie.
Personne n’a encore filmé le roman de Sir Arthur Conan Doyle, The White Company.